Liberté de la presse et secret bancaire

La PQR (Presse Quotidienne Régionale), c’est plus de 5 millions d’exemplaires vendus par jour pour environ 17 millions de lecteurs quotidiens…

La presse va mal, dit-on, et notamment la presse régionale…

Et pourtant il y a toujours autant de grandes manœuvres dans le secteur, la dernière étant l’opération de Bernard Tapie, devenu « Patron de presse » le 20 décembre 2012, avec son OPA sur La Provence, Nice Matin, Var Matin et Corse Matin.

Mais pourquoi tant d’intérêt de la part de personnages richissimes pour un secteur dit moribond ?
(Voir les millionnaires/milliardaires à la tête de journaux nationaux)

Un journal est une entreprise. Si elle va mal, ses comptes sont dans le rouge…
Si les vivres lui sont coupés (par les actionnaires ou les banques), c’est la faillite…
Déjà un bon début pour ficeler/bâillonner/piloter par la menace financière des médias sensés informer avec une relative objectivité !
(La sacro-sainte indépendance des journalistes avec « Carte de presse »)

Mais quand tout ce petit monde s’emmêle les pinceaux, cela peut devenir croustillant et triste à la fois.

Petit retour sur une affaire assez récente…

Le groupe EBRA (Est Bourgogne Rhône Alpes), vous connaissez ?
Non ? Pourtant, c’est le premier groupe de PQR depuis novembre 2010, avec les journaux suivants :

• L’Alsace
• L’Est Républicain
• Le Bien Public
• Le Dauphiné Libéré
• Le Journal de la Haute-Marne
• Le Journal de Saône-et-Loire
• Le Pays
• Le Progrès
• Le Républicain Lorrain
• Les Dernières Nouvelles d’Alsace
• Vosges Matin

Soit 24 % de la diffusion nationale de la PQR…
Avec des informations locales, mais aussi nationales et internationales.

Prenons un exemple, au hasard (quoique), celui de l’information sur les banques et leurs dérives…
Les journaux du groupe EBRA font-ils leur travail ?

Il faut savoir que ce groupe de presse appartient… À une banque !
En fait au Crédit Mutuel, représenté par son patron emblématique, Michel Lucas, surnommé « Draluca ».

Comme vous devez le savoir, il s’agit d’une banque « mutualiste », avec ses slogans bien connus :

• « La banque à qui parler »

• « Une banque qui n’a pas d’actionnaires mais des clients-sociétaires, ça change tout »

• « La banque qui appartient à ses clients »

En bref, les heureux clients du Crédit Mutuel seront contents de savoir qu’ils sont aussi propriétaires et actionnaires du premier groupe de PQR français !

• Ont-ils droit à un abonnement gratuit pour l’un des titres dont ils sont propriétaires ?

• Ont-ils droit, au moins, à une information objective sur le secteur bancaire, et au minimum sur le Crédit Mutuel ?

Passionné par l’informatique, qui est d’ailleurs son métier d’origine, Michel Lucas s’est mis en tête de mettre en place la « Mutualisation des contenus et le rapprochement des programmes » entre les différentes entités appartenant au Crédit Mutuel (et elles sont nombreuses, mais seule la Presse nous préoccupe ici).
D’ailleurs, il aime en rire en disant « Quand j’entends parler de mutualisation, je me marre. Je suis du Crédit Mutuel, la mutualisation, ça me connaît »…

Oui, mais la mutualisation peut être menée plus ou moins bien…

À partir du 16 juin 2010, après la mise en place d’une messagerie unifiée, les 85 000 collaborateurs du groupe CM (dont CIC) ont pu accéder à des documents qui ne les concernaient nullement et notamment à des documents bancaires confidentiels relatifs aux clients.

La société Euro-Information, filiale informatique du Crédit Mutuel, s’est complètement plantée sur le coup !

« 1 269 583 documents (…) relevant du secret bancaire »
étaient
« librement accessibles »
selon la CNIL
(Sur Légifrance, page CNIL, délibération CNIL)

L’affaire est sortie grâce au Canard enchaîné, avec l’article « Une bombe informatique au Crédit mutuel-CIC » dans son édition du 28 décembre 2011.

Immédiatement, la CNIL a fait une descente, et plus de six mois après, par « Délibération de la formation restreinte n° 2012176 du 21 juin 2012 » a donné un simple avertissement à la Société Européenne de Traitement de l’Information (groupe Crédit-Mutuel – CIC).

L’origine du problème a été ainsi précisée :
« Afin (…) de réaliser des économies, le système de messagerie du groupe a été modifié pour que tous les salariés du groupe, quel que soit leur secteur d’activité ou leur entité d’appartenance, y soient intégrés »

Résumons :

• Les journalistes et autres collaborateurs du premier Groupe de Presse Quotidienne Régionale français ont eu accès à ces informations confidentielles, preuve de l’existence d’un grave problème (voire d’un scandale), sans publier ou pouvoir publier des articles sur le sujet dans leurs journaux respectifs !

• Les clients du Crédit Mutuel / CIC n’ont pas été directement informés d’une diffusion potentielle d’informations les concernant.

• Michel Lucas a pu prouver qu’effectivement, question « mutualisation », il s’y connaissait, et même à grande échelle !

Ce petit manège a duré 18 mois, et sans le Canard enchaîné (anomalie corrigée le 27 décembre 2011 à 20 heures, le journal ayant informé le CM la veille de la parution de son article), le problème ne serait peut-être toujours pas connu et résolu…

Dans ces conditions, et en guise de conclusion :

• Les journalistes ont-ils joué leur rôle dans cette affaire ?

• Les Directeurs éditoriaux de ces journaux ont-ils rempli leur devoir d’information ?

• Que faisait la Presse dans son ensemble, hors « Canard enchaîné » ?

• La Banque / Groupe de Presse a-t-elle été loyale envers ses clients et envers ses lecteurs ?

• Une banque est-elle dans son rôle en contrôlant directement une partie de la presse ?
  (indirectement, c’est déjà beaucoup)

• À la lumière de tels éléments, pouvons-nous penser que la Presse nous informe réellement sur tous les scandales du monde bancaire de ces dernières années, ainsi que sur la réalité de l’économie ?

La réponse est très certainement NON !

Crédit photo : Canard enchaîné (2011) & PF/Grinçant (2013)

© PF/Grinçant.com (2013)